Livraison de matériel militaire français à destination d’Israël : l’épineuse question du contrôle des ventes d’armes

Plusieurs chargements de pièces détachées militaires, fabriquées en France à destination d’Israël, sont bloqués au port de Fos-Marseille, face au refus des dockers de « participer au génocide en cours ». De son côté, le gouvernement français a toujours assuré que le matériel vendu à Israël était soit défensif, soit destiné à la revente. Mais l’absence de transparence sur les ventes d’armes consenties par l’Etat nourrit les suspicions au sein de la classe politique.
Romain David

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Ils ne toucheront pas à cette cargaison. Les dockers du port de Marseille-Fos refusent de prendre en charge plusieurs containeurs avec du matériel militaire fabriqué en France, et qui est supposé partir ce jeudi soir pour Israël. « Les dockers et portuaires du Golfe de Fos ne participeront pas au génocide en cours orchestré par le gouvernement israélien », fait savoir un communiqué de l’antenne locale de la CGT publié mercredi, indiquant que les salariés « ont été alertés par plusieurs réseaux » sur cette cargaison.

Publié mercredi sur le site d’investigation Disclose, une enquête fait état de « 19 palettes contenant 14 tonnes de pièces pour cartouches de fusils-mitrailleurs ». Il s’agit plus précisément de petits maillons de métal produits par Eurolinks, et destiné à relier entre elles les munitions utilisées par certaines armes automatiques. Toujours selon Disclose, ils auraient été commandés par une filiale d’Elbit Systems, l’un des fournisseurs de Tsahal, l’armée israélienne.

Par ailleurs, un second communiqué de la CGT, diffusé ce jeudi en fin d’après-midi, évoque deux autres conteneurs découverts dans la journée, également bloqués. « Il s’agit, selon nos informations, de tubes de canons fabriqués par la société Aubert et Duval à Firminy », précise l’antenne syndicale. Et d’avertir : « Si certains continuent à vouloir faire passer ce type de marchandises par notre port, alors nous répondrons autrement dans les jours et les semaines à venir en mobilisant l’ensemble des dockers et portuaires du golfe de Fos ».

Ces travailleurs ont reçu le soutien de nombreuses personnalités politiques de gauche. « Vive l’engagement et la lutte des dockers de Marseille qui refusent de charger les pièces pour des mitrailleuses de Netanyahu ! Embargo maintenant sur les armes du génocide ! », a réagi sur X le leader insoumis Jean-Luc Mélenchon. « Bravo aux dockers et portuaires du Golfe de Fos ! L’humanisme n’est pas à vendre », a également commenté Olivier Faure, le Premier secrétaire du Parti socialiste.

« Cette cargaison sera certainement repeinte »

Au Sénat, ce sont les membres du groupe communiste qui se mobilisent pour afficher leur soutien. « Vu ce qu’il se passe dans la bande de Gaza, autoriser le chargement de cette cargaison reviendrait à faire des dockers des complices des massacres. Je comprends qu’ils s’y refusent. Il existe un devoir de réserve sur certains métiers, pourquoi pas sur celui de dockers ? », interroge auprès de Public Sénat Michelle Gréaume, sénatrice PCF du Nord, et vice-Présidente de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées.

Son collègue Jérémy Bacchi, sénateur des Bouches-du-Rhône, a été en contact avec les salariés du port de Fos. « Il existe une tradition historique chez nos dockers, au moins depuis la guerre d’Indochine. À savoir qu’ils se refusent à manipuler tout matériel servant à tuer », nous explique-t-il. « Et pourtant, ils ne se font pas trop d’illusions sur le fait que cette cargaison sera certainement repeinte, envoyée vers un autre port, pour transiter par trois ou quatre pays avant d’atterrir en Israël… »

« Pas de ventes d’armes à Israël de manière globale »

Cet épisode intervient alors que les relations entre la France et Israël se tendent, Paris ayant annoncé la reconnaissance à venir d’un Etat palestinien. Par ailleurs, le président français a multiplié ces dernières semaines les critiques à l’égard de la politique de Benyamin Netanyahou, évoquant le 19 mai des « actions scandaleuses » dans la bande de Gaza. Mais toujours selon Disclose, ces deux derniers mois au moins deux autres cargaisons similaires à celle bloquée dans le port de Fos ont été envoyées par bateau depuis la France vers Haïfa.

En octobre dernier, Sébastien Lecornu, le ministre des Armées, s’était expliqué sur les livraisons de ce type à l’occasion d’une audition au Sénat. « Les choses sont simples : pas de ventes d’armes à Israël de manière globale. Pour une raison simple : Israël est un grand concurrent des industries françaises et Tsahal n’a pas besoin des industries françaises », avait-il martelé.

Il avait toutefois reconnu la vente de « composants sur des systèmes défensifs », utilisés notamment sur le Dôme de fer, le système de défense aérienne d’Israël. « Ces systèmes ne peuvent pas être retournés contre qui que ce soit, il y va de la protection des civils », avait-il assuré. Quant aux pièces métalliques servant à relier les munitions des mitrailleurs automatiques, le ministre avait indiqué qu’elles étaient destinées au « réexport ». En clair, les industriels israéliens peuvent uniquement les utiliser pour des assemblages envoyés à la revente, dans la mesure où l’armée israélienne ne dispose pas des licences autorisant leur utilisation. Contacté par Public Sénat, le ministère de la Défense n’avait pas encore donné suite à nos sollicitations à l’heure où nous publions cet article.

« Israël ne respecte pas les accords internationaux. Au regard du contexte, il est permis de penser que ce que nous leur vendons peut être utilisé dans la bande de Gaza », objecte Michelle Gréaume. « Nous avons déjà retrouvé par le passé du matériel français sur des zones de conflit, notamment en Afrique, où il n’avait rien à y faire », pointe-t-elle. Raison pour laquelle cette élue appelle à la prudence, et donc à la suspension des livraisons de tout type.

Une position que ne partage pas le sénateur Christian Cambon, ancien président LR de la commission des Affaires étrangères. « Derrière les marchés, il y a des industriels, et derrière les industriels, il y a des emplois. Israël est menacé par plusieurs de ses voisins. Couper court aux livraisons de matériel, y compris défensif, risquerait de l’affaiblir », note-t-il. « Par ailleurs, j’estime que la France est en mesure de s’informer sur l’utilisation du matériel qu’elle vend. Les nouvelles technologies nous offrent aujourd’hui des dispositifs de contrôle suffisant, qu’ils soient officiels ou plus discrets », ajoute-t-il.

Droit de regard

Ce débat soulève en creux la question du contrôle des livraisons. À l’heure actuelle, le Parlement n’a pas de droit de regard sur les ventes d’armes, ce dossier reste une prérogative de l’exécutif, et le pouvoir de contrôle dont disposent les parlementaires sur le gouvernement viendrait rapidement se heurter au secret-défense, dans l’hypothèse d’une mission d’information ou d’une commission d’enquête parlementaire. En 2019, une initiative de ce type, lancée par les députés de La France insoumise sur les ventes d’armes à l’Arabie saoudite et aux Emirats arabes unis, dans le cadre de la guerre au Yémen, n’a jamais abouti.

Depuis plusieurs années déjà, parlementaires de tous bords réclament un changement des pratiques, à l’image de ce qui existe déjà dans certains régimes parlementaires, notamment aux Etats-Unis et en Angleterre. « Les ventes d’armes reviennent à engager la France dans des positions internationales. Elles ne peuvent pas être le seul fait du président de la République ou du ministre des Armées », soupire le sénateur Jérémy Bacchi.

En 2023, dans le cadre de l’examen du projet de loi de programmation militaire, la majorité sénatoriale de droite et du centre, ainsi que l’ensemble des groupes de gauche, ont adopté un amendement porté par Christian Cambon, pour doter la délégation parlementaire au renseignement des prérogatives d’un contrôle sur les ventes d’armes à l’étranger. « Contrôle réalisé a posteriori et sous-secret défense », rappelle l’élu. Mais la mesure, s’étant heurtée à l’opposition du gouvernement, n’est pas restée dans la version finale du texte.

Néanmoins, le projet de loi a permis la création d’une commission parlementaire d’évaluation de la politique du gouvernement d’exportation de matériels de guerre et de matériels assimilés. Mais celle-ci doit se contenter des informations qu’accepte de lui transmettre l’exécutif. « Généralement, nous demandons des éléments qui permettent au moins de s’assurer que la France respecte le Traité de l’ONU sur le commerce des armes », précise Michelle Gréaume. « Nous savons bien que ce modeste document ne reflète en rien la réalité des choses, ni pour ce que nous octroyons, ni pour ce que nous refusons de vendre », ajoute Christian Cambon.

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